Le nuage et la valse

Ferdinand Peroutka

La Contre Allée

  • Conseillé par (Meura)
    24 août 2019

    Risible mal.

    Le seul roman d'un écrivain Tchèque né en 1895. Publié en 1976 au Canada. Tombé dans l'oubli. Autant de raisons de laisser filer ce livre. On pourrait, en outre, penser avoir déjà tout lu sur ce qui s'est passé en Europe en 1939 : Hitler, les invasions, les camps, le quotidien en territoire occupé.
    On ne doit pourtant pas passer à côté du chef-d'oeuvre de Ferdinand Peroutka. Il y narre la vie quotidienne de Tchécoslovaques ordinaires en situation extraordinaire, après l'invasion allemande de 1939. Un grand roman non pas tant à cause du sujet qu'en raison du talent d'écriture de l'auteur. On retrouve avec un plaisir immense l'ironie des grands auteurs d'Europe centrale qui, l'air de rien, vous racontent des choses terribles en vous faisant sourire. 568 pages qu'on termine à regret.


  • Conseillé par
    2 juin 2019

    Un chef-d'oeuvre sauvé de l'oubli

    Tout comme son auteur, « Le Nuage et la Valse » est un rescapé. Le roman
    s’appuie sur le Journal que Ferdinand Peroutka (1895-1978) a tenu pendant sa
    détention dans les camps de Dachau puis de Buchenwald entre 1939 et 1945,
    jusqu’à la libération du camp par les Américains. De retour à Prague, le
    journaliste tchèque, qui ne s’entendait pas mieux avec les communistes qu’avec
    les nazis, émigra aux Etats-Unis en 1948. Le livre, lui, ne fut publié à
    Toronto qu’en 1976 par un éditeur en exil. Et ce n’est qu’aujourd’hui que ce
    chef d’œuvre est traduit en français. Le mot n’est pas excessif pour qualifier
    « Le Nuage et la Valse » _._ Parmi l’énorme bibliographie  consacrée à la vie
    dans les camps, ce roman se distingue par une distance apparemment dépourvue
    d’empathie, les événements sont vus d’en haut, sans que le moindre jugement
    soit jamais émis par le narrateur. Il reste en surplomb, mais son regard
    plongeant débusque les moindres mouvements des êtres – humains, animaux,
    plantes – et les juxtapose avec audace.

    Le prologue opère un retour à «Vienne, 1910 ou 1911». On suit un jeune peintre
    famélique qui tente de vendre ses dessins et finit à l’asile de nuit où il
    s’inscrit sous le nom d’Hitler Adolf. L’atmosphère fait penser à « Berlin
    Alexanderplatz ». L’épilogue est composé de plusieurs scènes qui montrent
    l’après: un adolescent israélien préfère aller à l’anniversaire de son copain
    plutôt que d’accompagner son père au procès d’Eichmann, le père comprend; un
    groupe d’émigrés aux noms anglicisés avec leurs nouvelles femmes américaines
    sont en excursion au «nid d’aigle» d’Hitler, dans les Alpes bavaroises … le
    temps a passé, il est possible de «relativiser». L’ironie est une des grandes
    qualités de Peroutka, c’est une arme tchèque, celle de Karel Capek et de
    Bohumil Hrabal. Si, dans ces deux ajouts, elle semble parfois un peu pesante,
    le cœur de l’ouvrage, lui, est tout en finesse. Il est composé de quatre
    livres. Les événements se déroulent essentiellement dans les camps, dans les
    trains qui y amènent, mais aussi à Prague, à Munich, à Berlin, dans les
    Balkans, sur le front de l’Est. Comme le dit la traductrice dans sa préface,
    «le rythme est nerveux, la caméra bouge tout le temps, d’un lieu à l’autre,
    d’une personne à l’autre, offrant une vision à la fois panoramique et
    kaléidoscopique».

    Au début du livre I, on est au début du printemps 1939. Des bourgeois jouent
    aux cartes au Baroque, un établissement chic de Prague: juifs ou non, des
    couples amis de longue date. Le lendemain, 15 mars 1939, les Allemands sont
    dans la ville, c’était pourtant prévisible, après la Pologne. Tout change très
    vite. Prenez Kraus, qui n’a jamais mis les pieds à la synagogue et a pris soin
    de se faire baptiser catholique: il perd son emploi à la banque, l’accès au
    Baroque lui est interdit par le patron, un autre Kraus, qui, plus prudent,
    possède un visa pour l’Argentine. Sa femme quitte le malheureux Kraus, il
    acquiesce et coud son étoile jaune. Kraus n’est qu’un cas. Partout des portes
    se ferment, les humiliations, grandes ou petites, la délation, les tentatives
    de fuite, les suicides, les crises cardiaques se suivent. A travers un propos
    rapporté, un silence, un coup de projecteur sur un détail insignifiant,
    Peroutka parvient à faire percevoir le délitement d’une société apparemment
    aimable. En quatre parties, le récit va suivre le cours de la guerre, de
    l’Allemagne triomphante au suicide du Führer dans son bunker de Berlin et à
    l’épuration énergiquement menée à Prague, dès la libération, alors que l’étau
    communiste commence à se resserrer.

    Au départ, « Le Nuage et la Valse » était une pièce de théâtre, écrite
    immédiatement à la libération des camps, à partir du Journal de l’auteur,
    jouée en 1947 et vite interdite. Le nuage apparaît à des moments
    significatifs, c’est un nuage d’été, joufflu et rond, réconfortant: parfois la
    nature indifférente a comme un sursaut d’empathie. La valse, c’est  « Le beau
    Danube bleu » dont la mélodie surgit sans cesse. Ainsi, chantée par un groupe
    de déportés juifs avec des paroles infamantes. L’un d’eux refuse, c’est son
    dernier acte de dignité. Dans une de scènes les plus bouleversantes, le
    professeur Silvestr, l’initiateur du groupe de résistance Veritas, à Prague,
    va voir un de ses disciples, le médecin Pokorny. Le vieux maître se croyait
    prêt à affronter les coups ou la mort. Il découvre sa peur. Incapable d’en
    finir tout seul, il demande au médecin de l’aider. Celui-ci est déchiré entre
    son éthique et la fidélité à son mentor, il a aussi peur des conséquences, à
    raison. C’est une conversation polie, tout en litotes, en silences, en
    digressions. Par la fenêtre ouverte, on entend la valse, dont la mélodie sort
    d’un appartement voisin, occupé par l’envahisseur. Il est implicite que le
    Danube n’a jamais été bleu et qu’à Vienne, Munich, Prague, ou Varsovie, c’est
    toute la civilisation de l’Europe centrale qui meurt.

    Pendant le transport au camp, l’horreur se dévoile peu à peu,
    incompréhensible, inacceptable. Puis la vie se réorganise. Kapo, membre de la
    Gestapo ou prisonnier, chacun reproduit ce qu’il était dans la vie civile:
    lâche ou courageux, pédant, flagorneur, geignard, égocentrique ou généreux.
    Les circonstances ne font qu’exacerber les réflexes. L’arrivée des colis de
    nourriture est ainsi un puissant révélateur des petites ignominies. Une
    société se reforme, avec ses différences de classe, son organisation
    politique. Le jeune prisonnier russe, malin et exubérant, finira broyé comme
    la plupart. Les deux frères Kube, le kapo et le prisonnier, celui qui croyait
    à Hitler et celui qui croyait à Staline, par circonstance plus que par foi, se
    retrouveront à la fin, sur le chemin de leur village natal. Les Témoins de
    Jéhovah manifestent un moralisme si rigoureux qu’il fait peur. De leur côté,
    les communistes se tiennent à part, dans une organisation impeccable qui
    laisse augurer de l’avenir.

    Même si Peroutka n’exprime jamais de jugement, sa méfiance envers les
    totalitarismes perce. Plus tard, dans un entretien, il dira: «Trois grandes
    puissances ont traversé ma vie: les nazis, les communistes et l’Amérique.
    Chacun, à sa façon, m’a rendu mon travail impossible.» Dans sa préface
    remarquable, la traductrice, Hélène Belletto-Sussel, éclaire le parcours, sans
    cesse empêché, de ce démocrate convaincu, proche des présidents Masaryk et
    Benes. Journaliste de talent, maniant l’ironie, il terminera sa carrière en
    exil, travaillant à Radio Free Europe qui diffuse alors vers la
    Tchécoslovaquie, mais il ne semble pas que les Etats-Unis aient satisfait ses
    idéaux de démocratie et de liberté. Depuis 1990, Peroutka a reçu des
    distinctions posthumes dans son pays. Le président Václav Havel a déclaré « Le
    Nuage et la Valse » «un des meilleurs romans tchèques des dernières
    décennies». Récemment, la mémoire de l’auteur a été salie lors de l’«affaire
    Peroutka», en 2015: l’actuel président, Milos Zeman, l’a accusé d’avoir écrit,
    cédant à la «fascination des intellectuels pour une doctrine monstrueuse», un
    article favorable à Hitler. Peroutka a aussi été soupçonné d’antisémitisme, ce
    qui, comme le souligne la traductrice, est absurde quand on lit son livre.
    Propos diffamatoires, bien sûr, l’auteur a été réhabilité, et son roman est
    disponible dans son pays.

    Peroutka n’écrira par d’autre roman _._ Il manifeste d’emblée une habileté
    stupéfiante, passant d’une scène à l’autre en virtuose, avec cet art de la
    juxtaposition qui fait surgir l’absurdité des situations sans qu’il soit
    nécessaire de les commenter. Il y a des morceaux de bravoure – la vie
    quotidienne du Führer dans son «nid d’aigle», entouré d’une jeunesse dorée ;
    sa fin, dans le bunker. Des moments terribles : le retour de Novotny, employé
    de banque déporté par erreur. Il retrouve sa place au bureau et tente de
    garder sa tenue de prisonnier en témoignage. Mais personne n’a envie
    d’entendre ce qu’il a à dire et il y renonce rapidement. Surtout, le talent de
    l’auteur se manifeste dans des moments intimistes, d’étranges digressions

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