Dans les yeux des autres

Geneviève Brisac

Éditions de L'Olivier

  • Conseillé par
    8 novembre 2014

    Portées par leur idéal de justice, Mollie et Anna Jacob ont été, dans les années 70, de tous les combats, de toutes les manifs. Différentes mais unies, les deux sœurs rêvaient d'un monde meilleur et d'une révolution qui jamais n'arrivèrent. Avec Boris et Marek, compagnons de lutte, à la fois amis et amants, il fut donc décidé de poursuivre cet idéal au Mexique. Mollie, les garçons et Mélini, la mère des filles, étaient du premier voyage, Anna, abandonnée à Paris pour régler les détails administratifs.
    Des années plus tard, Mollie est devenue le Docteur Jacob, elle vit avec Boris qui milite toujours, cette fois dans une association pour le droit au logement. Anna, quant à elle, est une femme brisée. Elle a racontée ses années d'engagement et la période mexicaine dans un livre qui a eu un succès fulgurant mais que ses amis et à sa famille ont vécu comme une trahison. Depuis sa plume s'est tarie, ses illusions se sont envolées, elle se noie entre l'impression d'avoir tout perdu et celle de n'avoir jamais rien possédé. Pour tenter de reprendre pied, elle replonge dans son passé en lisant les carnets qu'elle remplissait dans sa jeunesse : le rouge pour la politique, le bleu pour les autres, le noir pour sa mère.

    Un roman à deux, trois, quatre voix même. Anna, idéaliste et rêveuse qui n'est plus qu'une blessure béante, celle d'avoir été trahie par son amant, par sa mère, celle d'avoir été rejeté plus tard et qui cherche dans ses carnets de refaire le parcours qui fut le sien. Celle de Mollie, la pragmatique, qui recueille sa sœur malgré sa rancoeur, qui se dit toujours militante mais peine à concilier ses idées gauchistes et la vie de nantie que lui procure son métier. Celle de Mélini, mère excentrique, égoïste qui ne sait pas aimer ses filles, mais aime à attirer l'attention, à être le centre du monde. Et de temps en temps, celle de Geneviève BRISAC qui intervient, pour préciser un détail, pour recadrer ses personnages, pour prendre le lecteur à parti. Cette construction originale qui mêle les parcours, les textes anciens consignés dans les carnets d'Anna, les poèmes dont elle se souvient, déboussole de prime abord, on se perd dans les lieux, les personnes, les dates. Mais très vite, on se laisse porter, on apprend à connaître les deux sœurs et ceux qui les entourent, on s'imprègne de l'atmosphère particulière aux cellules d'extrême gauche, un idéal romantique, un enthousiasme plein de fraîcheur qui se prennent de plein fouet les exigences du fonctionnement rigide et hiérarchisé d'une organisation politique.
    D'ailleurs, la lutte révolutionnaire n'est qu'un prétexte pour évoquer des histoires de vie où jalousie, désamour, rivalité, tous ces sentiments petits-bourgeois, peinent à laisser la place aux grands idéaux désintéressés. L'humain est donc au cœur de ce roman qui touche aussi au besoin d'écrire pour exorciser le passé, pour en guérir...peut-être. Une belle réussite.

    Merci au club de lecteurs Dialogues croisés.


  • Conseillé par
    15 septembre 2014

    Bien des années plus tard, Anna Jacob parcourt ses anciens cahiers, à défaut de poursuivre son œuvre littéraire. L’écrivain qu’elle fut s’appelait Deborah Fox. Le procès que ses proches lui ont intenté, quand elle a exposé aux yeux des autres le quotidien de leur vie de combattants révolutionnaires, a signé son arrêt de mort.
    Sans ressources, Anna a fini par retourner vivre auprès de sa sœur, Molly, devenue médecin, avec laquelle elle fit jadis ses premiers pas de militante. C’est à cette époque que toutes deux rencontrèrent Marek Meursault et aussi Boris …


    De ce roman qui n’a rien de gai mais dont la vérité frappe, je retiendrai avant tout le brio de l’écriture, à la fois enlevée et réfléchie, et de la construction, ainsi que certaines images ou séquences marquantes (Boris rue Vauquelin et l’épisode des mains, Anna et les chaussures de Molly, entre autres) car emblématiques.
    Pour revenir sur le parcours de quelques jeunes gens, militants convaincus au point de rejoindre l’Amérique du sud pour aider à la révolution, devenus maintenant des adultes d’âge mûr, l’auteur croise les fils narratifs, mêle présent et passé sans jamais perdre quiconque (grâce à ses titres de chapitres alertes et n’hésitant pas à situer les moments), alterne les points de vue, en usant toujours d’une écriture vive, directe et souvent piquante, mais aussi apte à décrire précisément les mouvements intimes de chacun. Loin d’occulter sa présence, elle l’intègre au récit au travers d’un "on" ou d’un "nous" qui s’adjoint le lecteur dans l’analyse de son propre exposé, commentant les gestes des personnages en s’approchant d’eux au plus près, au point de les sentir respirer, vibrer, douter, vivre en somme.

    Un roman dont le fond sonne profondément juste et dont la forme m’a vivement impressionnée.