Bordeterre

Julia Thévenot

Sarbacane

  • Conseillé par (Le Bateau Livre)
    15 mai 2020

    Coup de coeur littérature ado

    Bordeterre, un récit singulier de fantasy paru aux Éditions Sarbacane. Un roman qui m’a accompagné durant l'étrange première semaine du confinement, où je retournais en pensées dans l’univers inédit et exaltant de Julia Thévenot, tout inscrit en persistance rétinienne, ses mélodies dans les oreilles. C'est dire : j’ai éprouvé le besoin d’en écouter la playlist, d’en dessiner (gribouiller) les personnages et d’en rêver les ramifications une fois l’ouvrage refermé. Saillie dans le paysage de la littérature de jeunesse, ce livre à la belle couverture bleu royal occupera désormais une place de choix dans ma bibliothèque.

    Ce roman est un tour de force imaginaire, généreux, sincère, une claque stylistique. Julia Thévenot, éditrice et chroniqueuse [Allez vous faire lire ! - non je ne vous invective pas, c’est le nom de son topissime site de critique littéraire], fine connaisseuse de la littérature ado et de ses codes, s’engage sur le territoire mainte fois arpenté du genre et y chemine de façon résolument personnelle. Bordeterre n’est pas une énième variation du voyage dans l’autre monde, quand bien même le roman débute comme tous ceux-là, par un basculement.

    Le basculement (ou plutôt "le débordement") d'Inès, 12 ans, et de son frère Tristan, 16 ans, qui tentent de rattraper leur chien disparu lors de sa balade au travers d’une faille dans le paysage; faille par laquelle on distingue, sous un certain angle, les tours d’une cité impossible. Sans promesse de retour en arrière, nos deux héros se trouvent précipités sur un autre plan de réalité, dans un monde dont ils doivent apprivoiser les codes et où ils se forgeront une nouvelle identité, au risque de perdre de vue qui ils sont, l’un pour l’autre et pour eux-même.

    J’ai une profonde affection pour les personnages rencontrés lors de cette lecture, mouvants, denses. Inès et son « regard 100 % arabica », sa capacité à comprendre ceux et ce que les autres ne considèrent pas. Tristan, adolescent neuro-atypique à la tête pleine de parenthèses, colosse d’intelligence et d’amour. Il y a aussi Alma, jeune femme bravache et mélomane révolutionnaire, amenée là où elle ne s'attend pas. Philadelphe de Saint-Esprit, aristocrate tantôt pleutre et méprisable, néanmoins sublime, touchant dans ses contradictions. Et une foule de personnages secondaires, de visions colorés et fugaces qui nous attachent au monde développé.

    Mêlant science et magie, modernité et possibilités des contes, la cité de Bordeterre est un régime aristocratique où les manières des uns dissimulent la vilenie et la crasse mêmes qu’ils reprochent aux autres. Une ville profondément inégalitaire (voire ségrégationniste) et corrompue, dont la ressource principale et le ressort du pouvoir est le quartz. Collecté dans les profondeurs mortelles du lac zéro, le quartz est un catalyseur magique que l’on exploite en chantant. Grâce à cela, « Meunier tu dors » devient une incantation d’énergie éolienne, « Allumer le feu », un hymne incendiaire, « On s’envole »… Vous avez l’idée !
    Mais si tout le monde peut chanter, tout le monde ne le doit pas. Les mots sont une affaire dangereuse.

    Plus qu’une évasion merveilleuse, qu’une aventure initiatique aux personnages animés et complexes, Bordeterre est un roman de critique sociale célébrant la culture et la liberté d'expression, où foisonnent les chants et la poésie qui hameçonnent l'âme. Un roman sur le pouvoir incantateur et transformateur de la parole faite art, tour à tour euphorisante, consolatrice, contestataire...

    Et puisque l’on parle d’expression, il faut saluer la forme, l'écriture pleine de trouvailles de ce roman, alerte, drôle et frôlant l’insolence narrative. Frottez-vous à la plume de Julia Thévenot, dont la rafraîchissante modernité conserve une capacité à dire comme une évidence, à susciter l'adhésion et l'émotion. Mais pour en saisir toute l'intensité et l'inventivité : lisez Bordeterre, ce sera beaucoup, beaucoup mieux que ce que je pourrais vous en dire.

    Une plongée sans scaphandre conseillée dès 13 ans !